La proportion de femmes dans la filière informatique, qui se situait autour de 20% à l’aube des années 80, a brusquement chuté ensuite pour s’établir, suivant les cursus IT choisis, entre 8 et 15%, alors même que ces technologies se généralisaient à grande vitesse et qu’elles ont aujourd’hui conquis toutes les strates de notre quotidien. Ces chiffres, Isabelle Collet les connaît bien. Spécialisée depuis plus de 15 ans sur l’inclusion des femmes dans le numérique, cette professeure associée en sciences de l’éducation à l’Université de Genève, met à jour et déchiffre dans « Les oubliées du numérique » les multiples causes de ce déséquilibre, surprenant à l’heure « où les objets numériques sont partout et nous servent d’interface avec le monde social ». L’ouvrage vient de paraître chez Le Passeur Editeur. « Ce livre représente une compilation de vingt ans de travaux de recherche sur le genre et l’informatique », souligne en préambule l’informaticienne scientifique de formation. Il y a un an et demi, elle nous avait accordé un entretien sur ce sujet pointant déjà tous les dysfonctionnements dans les esprits et sur le terrain.

Dès lors que les métiers de l’informatique ont gagné en prestige, les hommes s’y sont engouffrés en masse, constate Isabelle Collet.

Qu’y a-t-il de si masculin en informatique pour que la place des femmes y soit aussi réduite malgré les pratiques cherchant depuis 20 ans à augmenter leur présence dans ce secteur, pratiques parfois contre-productives, note toutefois l’auteur. « Se lancer dans une politique d’inclusion des femmes dans le numérique nécessite une bonne connaissance du contexte et des phénomènes à l’œuvre ; la bonne volonté ne suffit pas (…) », avertit Isabelle Collet qui, par ailleurs, siège au Conseil d’administration de la Fondation femme@numérique. Dans son ouvrage, elle passe donc en revue tout ce qui a pu et continue à freiner le parcours des femmes dans les métiers de l’informatique, en passant par la division socio-sexuée des savoirs, les études biaisées des chercheurs brouillant la perception des rôles, la mise à l’écart de la légitimité technique des femmes par un monde masculin cherchant à s’approprier domination et pouvoir, ou encore le prétexte invoqué d’une autocensure des femmes sur le sujet. Au passage, la professeure met en évidence qu’hors du monde occidental, les métiers de l’IT sont au contraire plébiscités par les étudiantes dans d’autres pays, citant la Malaisie en exemple.

Un sexisme ordinaire perdure dans l’enseignement et l’emploi

Au fil des chapitres, Isabelle Collet replonge dans la genèse de la cybernétique en abordant les fantasmes d’auto-engendrement associée à la création de l’ordinateur. Un chapitre consacré aux « mères de l’ordinateur » évoque Mary Shelley, créatrice du personnage de scientifique Frankenstein, et la pionnière Ada Lovelace, puis au 20e siècle, les calculatrices humaines (Harvard computers) et les programmeuses de l’ordinateur Eniac, sollicitées pendant la 2nde guerre mondiale, et incitées ensuite à rentrer à la maison, à l’exception notable de quelques-unes dont Grace Hopper, à l’origine du compilateur Cobol. Après quelques décennies d’oubli de ces figures féminines de l’informatique, « depuis deux ou trois ans, les pratiques ont changé de manière significative », note toutefois Isabelle Collet. Des femmes scientifiques ont été redécouvertes et mises en valeur, telle Margaret Hamilton, qui a exercé dans l’ingénierie logicielle à la Nasa. La mise en évidence de « role models » féminins est certainement importante, voire indispensable, pour valoriser l’informatique aux yeux des étudiantes. Mais cela ne suffit pas pour les attirer vers ces carrières et les y retenir alors qu’un sexisme ordinaire perdure dans l’enseignement supérieur comme dans l’emploi, note l’auteure. Il faut aussi lutter contre les stéréotypes sexués qui « s’imposent à nous indépendamment de notre volonté », rappelle Isabelle Collet. Elle assure qu’il est « tout à fait possible de ne pas s’y soumettre ». Mais là encore, cela ne suffit pas et fait peser la responsabilité de la discrimination sur les individus, pointe-t-elle, alors que si ces stéréotypes existent, « c’est parce qu’il y a en amont un système hiérarchique qui tente de se justifier en les créant et recréant au fur et à mesure ». Enfin, il faut aussi corriger les mécanismes qui créent des inégalités et, surtout, changer l’institution.

Le dernier chapitre du livre est consacré aux nouveaux défis posés par les intelligences artificielles dont les résultats sont « aussi sexistes que le monde qu’elles interprètent ». Néanmoins, les lignes bougent. Ces derniers mois, les besoins croissants en compétences informatiques ont conduit les acteurs du secteur et les pouvoirs publics à multiplier les initiatives de formation pour attirer vers l’emploi IT les femmes et certains profils socio-professionnels qui n’y allaient pas spontanément. Les actions d’une fondation comme femme@numérique participent aussi à rééquilibrer la situation. Et du côté des écoles, on constate par exemple qu’un établissement comme 42, aujourd’hui dirigé par une femme, a pu augmenter de façon sensible le nombre des participantes cette année à l’épreuve de sélection de la piscine qui permet d’y entrer. En faisant apparaître les raisons évidentes ou invisibles qui ont longtemps privé l’informatique, à l’instar d’autres secteurs scientifiques, d’un large vivier de talents, la lecture du livre d’Isabelle Collet contribue à déconstruire des stéréotypes tenaces.