« La recherche française est en voie d’être déclassée en nombre de cerveaux »

« La recherche française est en voie d’être déclassée. Cela ne se mesure pas encore aux nombres de publications, car les chercheurs continuent de publier, mais en nombre de cerveaux disponibles ! », déclare Pierre-Yves Saillant, membre du bureau national et secrétaire de la section Nouvelle-Aquitaine au Sgen-CFDT Recherche EPST, à News Tank le 19/10/2023.

Il s’exprime alors que le Gouvernement a engagé sa responsabilité au titre de l’article 49.3 de la Constitution sur le PLF 2024, lors de son examen en séance publique à l’Assemblée nationale, le 18/10. Les organisations syndicales représentatives de la recherche en France étaient reçues par les députés Mickaël Bouloux et Jean-Marc Tellier, rapporteurs spéciaux sur la recherche du PLF 2024 pour la commission des finances, le 02/10.

« Si l’on ne recrute pas des chercheurs, des E-C et des ingénieurs, au bout d’un moment on ne dispose plus de la matière grise nécessaire au maintien d’une activité scientifique équivalente à ce qu’elle a pu être quand les effectifs étaient correctement renouvelés et les budgets abondés en conséquence », ajoute Pierre-Yves Saillant.

Il pointe aussi « la doxa d’une certaine technocratie plus proche de l’industrie que de la recherche, et qui inscrit l’innovation comme l’un des attendus de la recherche que financent les politiques publiques qui prétendent soutenir la recherche dans les ONR ».

Pierre-Yves Saillant revient également sur les effets de la LPR. Concernant sa revoyure, « nous n’avons pas de nouvelles du Gouvernement, aucune date n’a été fixée. Sans surprise d’ailleurs, car nous avons toujours considéré la LPR comme une promesse molle comme toute loi de programmation par essence, non contraignante pour l’exécutif. Seule la LFI constitue un véritable engagement de l’État ».


LPR : « Sur le plan indemnitaire, ces mesures arrivent trop tard »

Alors que l’examen du PLF 2024 débute à l’Assemblée nationale, quel bilan tirez-vous des effets de la LPR ?

Le protocole d’accord relatif à l’amélioration des protocoles et des carrières — dont la CFDT était l’un des premiers signataires en 2020 — a représenté une évolution statutaire sans précédent depuis le décret fondateur de 1983. Il est vrai qu’il a permis :

  • dans le cadre du Ripec, une augmentation de la prime statutaire (C1), la fusion des grades des chargés de recherche CR2-CR1 avec la création de la hors classe, l’ajout de deux échelons hors échelle et le repyramidage des grades CR et DR ;
  • sur le plan des rémunérations, une revalorisation des socles du Rifseep, avec à la clé la fusion des grades IR1/IR2 pour les ingénieurs de recherches et IE1/IEHC pour les ingénieurs d’études, et le prolongement de la grille des IE classe normale et IE hors classe.

Ces avancées ont toutes bénéficié aux agents des ONR. Mais dans le même temps, l’indigence de leurs enveloppes budgétaires conduit les ONR à prendre des demi-mesures. Le CNRS a, par exemple, saucissonné la prime chercheur (C3) en plusieurs vagues, conduisant à une défiance dans le système et beaucoup de frustration.

Sur le plan indemnitaire, ces mesures arrivent trop tard au regard de la dégradation des rémunérations du secteur public et ne parviennent ni à combler le déficit de pouvoir d’achat accumulé depuis des décennies, ni à rattraper l’écart indiciaire entre des agents des ONR et ceux de l’enseignement supérieur. Enfin, l’étalement de la progression des salaires dans la durée (jusqu’en 2027) est anéanti par l’inflation.

Et concernant l’attractivité des métiers de la recherche ?

Il est évident que les salaires sont, parmi d’autres, la première cause de désaffection pour des carrières ayant demandé de longues années d’études. L’état actuel est très inférieur à ce qui se pratique ailleurs, dans le privé et à l’étranger.

Nous considérons que les CPJ et les CDI de chantier ne résoudront pas le problème, d’autant que ces dispositifs ont des conséquences délétères qui fragilisent les collectifs de recherche. La rémunération de ces « nouveaux agents » peut être 1,5 ou 2 fois supérieure à celui des personnels titulaires à responsabilité égale, alors que ces derniers sont dans la boutique parfois depuis 20 ans.

La CDFT défend depuis toujours le recrutement d’agents titulaires de la fonction publique et la revalorisation des salaires, seuls moyens efficaces de répondre aux attentes des jeunes diplômés. La stabilité qu’offre le statut est fondamentale pour une recherche publique de qualité.

Quant au calendrier de revoyure de la LPR, nous n’avons pas de nouvelles du Gouvernement, aucune date n’a été fixée. Sans surprise d’ailleurs, car nous avons toujours considéré la LPR comme une promesse molle comme toute loi de programmation par essence, non contraignante pour l’exécutif. Seule la LFI constitue un véritable engagement de l’État.

« Nous ne cesserons de dénoncer l’effet pervers de la recherche sur projet »

« Nous ne cesserons de dénoncer — tout en prenant la précaution de dire que nous n’y sommes pas hostiles — l’effet pervers de la recherche sur projet, et la dérive sémantique qui ne distingue plus l’innovation de l’activité scientifique. Les projets étant limités dans le temps, entre trois et cinq ans, les chercheurs doivent aller vite et, pour éventuellement prolonger le projet, publier beaucoup, ce qui a pu conduire certains à des dérives déontologiques ou des méconduites scientifiques », indique aussi Pierre-Yves Saillant.

Qu’attendez-vous du Gouvernement ?

L’effort de recherche en France peine à dépasser les 2 % du PIB, il aurait dû atteindre 3 % pour répondre au protocole de Lisbonne fixé il y a 23 ans ! Selon une note du Sies (Service statistique ministériel de l’ESR), « l’effort de recherche baisserait, passant de 2,28 % en 2020 à 2,18 % en 2022 ». Il ne reste qu’à ajouter les effets délétères de l’inflation à ce tableau pitoyable pour compléter la situation.

Il faut aussi s’interroger sur la paupérisation du pays et celle de l’Europe. Selon l’European centre for international political economy de Bruxelles, l’écart de PIB par habitant entre l’UE et les États-Unis est de plus de 80 % [en 2021]. Que signifie encore l’indexation sur le PIB d’un pays, dont la valeur ne cesse de s’éroder ? Quand dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, Pierre Papon [ancien directeur général du CNRS] et Louis Gallois [ancien président d’Airbus] indiquent qu’il faut 20 Md€ par an pour éviter le déclassement de la France en matière de recherche, ils ne se trompent pas.

La recherche française est en voie d’être déclassée. Cela ne se mesure pas encore aux nombres de publications, car les chercheurs continuent de publier, mais en nombre de cerveaux disponibles ! Si l’on ne recrute pas des chercheurs, des E-C et des ingénieurs, au bout d’un moment on ne dispose plus de la matière grise nécessaire au maintien d’une activité scientifique équivalente à ce qu’elle a pu être quand les effectifs étaient correctement renouvelés et les budgets abondés en conséquence.

Vous évoquiez également une « dérive sémantique qui ne distingue plus l’innovation de l’activité scientifique »…

La doxa d’une certaine technocratie, plus proche de l’industrie que de la recherche, inscrit l’innovation comme l’un des attendus de la recherche que financent les politiques publiques qui prétendent soutenir la recherche dans les ONR. Cette dérive sémantique, qui ne distingue plus l’innovation de l’activité scientifique et que favorise la recherche sur projets, est porteuse de nombreuses dérives. Recherche n’est pas innovation, car la seconde naît, parfois, de la première !

De plus cette vision erronée induit un biais cognitif entre l’innovation et la recherche et développement (R&D). Si la R&D constitue une vision à long terme de l’organisation dans la stratégie d’entreprise (notion plus compatible avec le principe d’une recherche sur le temps long), l’innovation s’inscrit, quant à elle, dans un modèle économique à court terme.

Si l’on veut, comme Eric Karsenti et Alain Aspect le proposaient dans une tribune publiée dans Le Monde, non plus essayer de sauver ce qui est sauvable de notre civilisation, mais préparer nos concitoyens à vivre à l’Anthropocène et à s’adapter aux nouvelles règles qui vont nécessairement advenir, on peut concevoir qu’un effort massif des moyens concentré sur des objectifs spécifiques soit consacré à la recherche en partenariat avec l’industrie.

Plus largement, il faut trouver un ressaut pour que les énergies convergent vers un projet partagé, porteur à la fois d’espérance et de solutions pratiques pour répondre aux enjeux auxquels nos sociétés sont confrontées. La CFDT a lancé en 2018 son « Pacte du pouvoir de vivre » qui agrège plus de 60 ONG, il propose un projet de transition écologique couplé à un projet de transition sociale et sociétale. Il y a là des bases éparses, mais existantes pour bâtir quelque chose de plus opérant. Il faut que les citoyens continuent de s’engager pour faire plier les États.

Attention toutefois à ne pas laisser croire que toutes les solutions viendront de la communauté scientifique : cela fait 40 ans qu’elle nous alerte sur les risques d’un changement global, et qu’avons-nous fait ? Aujourd’hui nous avons collectivement le devoir de préparer cette transition civilisationnelle, chacun doit apporter sa pierre à l’édifice sur la base d’un consensus sociétal qui ne peut être porté qu’en partie par la communauté scientifique.

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