Antoine Petit : « Nous avons un impérieux besoin d’une grande loi ambitieuse et vertueuse sur la recherche » (Tribune Le Monde 18/12/19)

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Critiqué pour avoir évoqué une future loi « inégalitaire » et « darwinienne » de programmation de la recherche, le président-directeur général du CNRS, réplique, dans une tribune au « Monde », à ses détracteurs et défend les « réelles ambitions scientifiques » de ce projet.

Le Monde  18 décembre 2019

Tribune. Le 26 novembre, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) célébrait les 80 ans de sa création, en présence du président de la République. Depuis quatre-vingts ans, les découvertes réalisées ont repoussé les limites de la connaissance et irriguent la vie quotidienne, dans des domaines très divers. Le CNRS a acquis une réputation d’excellence internationalement reconnue. Il est un fleuron de la France, et chacun peut en être fier.

Cette histoire continue de s’écrire aujourd’hui et beaucoup d’attentes convergent actuellement vers la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche. Elle doit d’abord permettre à notre pays de demeurer une grande nation de recherche scientifique : c’est la souveraineté de la France et l’avenir de ses habitants qui sont ici en jeu. Notre communauté scientifique doit pouvoir participer à la résolution des grands défis qui se posent à la planète comme le réchauffement climatique, la transition énergétique, la préservation de la biodiversité, l’amélioration de la santé humaine ou encore le développement éthique de l’intelligence artificielle. Le CNRS, après une très large consultation des laboratoires, a formulé des propositions dès juillet 2019, que ce soit en matière de financement de la recherche, d’attractivité des emplois et carrières scientifiques, ou plus largement de recherche partenariale et d’innovation.

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Ainsi avons-nous proposé un plan pluriannuel d’emplois, tant pour les chercheurs et chercheuses que pour les personnels d’appui à la recherche, de manière à enrayer la baisse continue constatée depuis près de vingt ans (pour le seul CNRS, perte de plus de 3 000 emplois en dix ans, soit près de 11 %). Nous voulons aussi disposer des moyens d’attirer les talents, et de les garder, dans une compétition internationale difficile et exigeante. Cela suppose de mettre fin au décrochage des rémunérations, notamment en début de carrière, afin que la France reste attractive. Il faut aussi que les chercheurs et les chercheuses aient les moyens d’exercer correctement leur métier avec un soutien au juste niveau des laboratoires et des projets scientifiques.

S’aligner sur les standards internationaux

Nous demandons que le budget de l’Agence nationale de la recherche (ANR) lui permette de s’aligner sur les standards internationaux. Nous invitons à privilégier l’évaluation qualitative des laboratoires et des projets scientifiques, et celle des agents en prenant en compte l’ensemble de leurs missions. Nous voulons valoriser le doctorat au sein de la société, en particulier en favorisant l’emploi de docteurs dans les entreprises. C’est dans cet esprit que le CNRS a augmenté la rémunération des doctorants qu’il emploie de 20 % en 2019. Enfin, nous voulons recruter plus de chercheuses et favoriser leurs carrières.

J’ai revendiqué, lors de la soirée du 26 novembre, « une loi ambitieuse, inégalitaire – ou différenciante s’il faut faire dans le politiquement correct –, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies ».

Je reconnais bien volontiers le caractère provocateur de deux des adjectifs employés, et regrette qu’ils aient pu heurter la sensibilité de certains. Ceux qui me connaissent savent très bien combien je suis attaché à la force du collectif dans la compétition pour l’excellence. Or, des esprits savants ont expliqué que défendre une « loi darwinienne » revenait à promouvoir le darwinisme social. Ce dernier est tellement éloigné de mes valeurs personnelles que je ne commenterai pas ce glissement sémantique.

Néanmoins, une chose est sûre, ces polémiques ont la vertu de faire parler de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche ! Parlons-en alors, et allons au fond du sujet.

Investir dans la recherche est une décision politique courageuse, essentielle pour notre pays. Si, pour les scientifiques, la recherche est une passion, pour les citoyens et les décideurs, cette passion a un coût. Et comme l’argent n’est pas infini, il faut faire des choix, des différences. Comment ces choix sont-ils compatibles avec le temps long que nous revendiquons, avec la sérendipité qui est souvent à l’origine des grandes découvertes ? Comment savoir ce qu’il faut soutenir quand l’impact peut déboucher de manière inattendue, et, qui plus est, dix, vingt ou trente ans après la découverte ?

Maintenir une recherche fondamentale

Nous avons besoin de maintenir une recherche fondamentale, et ce dans tous les domaines scientifiques. Mais un critère doit être à la base des recherches soutenues : elles doivent se situer au meilleur niveau international. Il est donc normal d’évaluer la recherche. Le système actuel ne souffre d’ailleurs pas d’un manque d’évaluation, mais plutôt d’un trop-plein d’évaluations. Il faut évaluer peu mais bien, en respectant les critères propres à chaque discipline.

En revanche, la question des choix se pose avec acuité si l’on aborde les priorités applicatives. Et ces choix doivent être faits en intégrant toute la chaîne de valeur. Investir dans le quantique, ou encore l’hydrogène, n’a un réel sens que si toute une filière se mobilise, du laboratoire de recherche le plus en amont à l’industriel qui va vendre un produit, jusqu’aux citoyens qui vont l’utiliser. C’est à ce niveau-là qu’il faut faire des choix. Des choix qui engagent la nation et non pas le seul monde académique.

A mes yeux, la véritable question se situe là : quels moyens souhaitons-nous dégager et quels choix voulons-nous faire pour que la France reste une grande nation scientifique ? Nos dépenses en faveur de la recherche et du développement, publiques et privées, ont stagné depuis une vingtaine d’années, à environ 2,2 % du PIB. En comparaison, les dépenses de l’Allemagne dépassent aujourd’hui 3 % de son PIB, la Chine nous a rattrapés, et nous sommes largement devancés par des pays comme la Corée du Sud, Israël, le Japon ou Singapour.

Produire encore et davantage de connaissances

La France a la capacité d’affirmer de réelles ambitions scientifiques. Si la nation décide, à travers cette loi, de les porter, alors le CNRS sera au rendez-vous de ces ambitions.

Aujourd’hui, le quotidien du monde scientifique est la « coopétition », un mélange de coopération et de compétition. La compétition ne nous fait pas peur, pour autant que nous luttions à armes égales et que nous disposions de moyens comparables à ceux de nos principaux compétiteurs, pour construire avec eux des coopérations fortes. Pour cela, nous avons un impérieux besoin d’une grande loi, ambitieuse et vertueuse. Une loi qui nous permette de produire encore et davantage de connaissances, au meilleur niveau international, de transférer ces connaissances et d’aider ainsi l’ensemble de la société à bâtir de nouveaux mondes, plus justes, plus durables, plus ouverts et plus tolérants.

C’est ce que fait le CNRS depuis quatre-vingts ans, avec ses partenaires, académiques et industriels, français, européens et internationaux. C’est ce que le CNRS veut pouvoir avoir les moyens de faire dans les quatre-vingts ans à venir !

Tribune Le Monde / Publié le 18 décembre 2019 à 12h33

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